Gerard Bocholier: "tout le mystère est visible..."
Publié le 19 Octobre 2014
~~ J’ai eu la chance de découvrir la poésie de Gérard Bocholier en 1997 alors que je parcourais le haut plateau du Causse Méjean. La nuit, on entendait les secrets du silence au-dessus de la steppe. La toile d’un ciel si près du minéral imaginait un autre territoire.
« Il aurait fallu garder l’intense brûlure
De cette nuit d’étoiles. » (1)
Tout au fond de moi et devant mes yeux, d’autres vers comme ceux-ci: « Le sanglot des morts/Au soleil s’étrangle » (2) envahissaient l’espace et la roche tourmentée par l’érosion pour indiquer un sens caché, faire entendre l’écho d’une solitude absolue, sans tourment. Mais qu’est-ce qu’un territoire -intime ou géographique- sinon l’empreinte laissée par un mystère essentiel ? Les sens du poète appartiennent à la nature. Quand il m’arrive, au bord d’une rivière, de découvrir des galets fabuleux portant des empreintes à peine imaginables, ces éléments colorés marqués par l’érosion, les chemins de l’eau, du vent, du gel et du dégel, une paix que je qualifierais de cosmique monte en moi. C’est une amie lointaine. Nous écoutons l’histoire de ces lignes pareilles à des veines. Alors plus aucun mot n’a sa place, et si, un peu plus tard j’écris, ayant collecté des spécimens, je sens que l’écriture qui loue des merveilles restera bien en-deçà d’une paix plus grande. C’est avouer si je ne vis totalement que pendant ces moments de silence et d’oubli, au bord de la rivière….
« Grâce est le nom de l’ombre aux limbes de la rose » (3)
En 1998, ce vers m’a hanté. Dans les Causses qui allaient jouer, jusqu’à ces dernières années, un rôle majeur dans ma vie, il est souvent revenu sans prévenir, compagnon anonyme et fidèle, tant sa force me retrouvait au hasard d’un horizon difficile à déchiffrer. Et je me demandais où je l’avais lu, un peu comme si la mémoire se voilait devant l’émotion. Alors la voix secrète revenait avec ses « plis de l’ombre » (4) J’ignore encore pourquoi j’ai rencontré ce recueil.
Et pourquoi, en 2014, la poésie de Bocholier est-elle venue m’aider au cours de cette année particulièrement difficile ? Je ne crois pas au hasard.
Je me suis rendu compte que la lumière venue d’un invisible avait encore gagné en présence dans cette poésie du mystère. Le secret. Le sacré. Mysticisme et poésie, ou plutôt l’inverse ? Un chemin pareil à celui qui travaille le galet. Le minéral ? Nous y voilà.
Dans les Psaumes de ces dernières années, je m’étonne devant tant de beauté. Des mots, des cristaux, même si rien n’est nouveau depuis la folie de la pierre philosophale, tous les paysages aimés, bien sûr les psaumes de la Bible, ou quelque chose qui bat obstinément dans l’âme en direction de la clarté:
« Le jour se vide
De toutes sortes d’averses
Tout devient clair
Le fil de la lame
Lacère Le temps qui nous séparait
Enfin se révèle
La jointure de l’air » (5)
Car les trois derniers livres parus chez Ad Solem vont très loin, je veux dire jusqu’à une présence à laquelle le poète s’adresse directement. Oui, les Psaumes publiés en 2010 et 2012 ont l’audace folle mais respectueuse -et surtout merveilleuse- de donner à voir un élan qui lui seul peut se taire dans l’espérance. Dieu ?
« Qu’il soir croyant ou non, tout poète sent l’existence de la Présence, de ce qu’il hésite parfois à nommer « quelqu’un » et qui n’est autre que tout l’invisible qui le dépasse. » (6) Il s’agit bien de ce que rappelait Pierre Emmanuel en 1963 dans Le goût de l’Un: « Plus qu’avec aucun autre ou soi-même, tout homme dialogue avec Dieu. Tantôt réel, tantôt imaginaire, ce dialogue fondamental contient et soutient notre conversation avec les êtres et les choses. Il n’est pas de parole humaine qui n’ait pour substance le dialogue avec le Seul. Je ne puis faire que je ne sois, dans mon langage et mes silences, à tu et à toi avec Dieu. »
On le devinera: les mots choisis par l’auteur de Le Démuni, recueil d’une très grande intensité paru en 2005, ce rythme avec images et sonorités au cœur de l’émotion en appellent à la force du monde.
« Murmurer donne son fruit
L’arbre debout dans la plaine
Ressemble à notre vie même
Toute tournée vers le jour
L’arbre puise au bord des eaux
Son espoir sa raison d’être
Frémit au signe invisible
Chante d’un seul cri d’oiseau » (7)
Mais les psaumes ne se répètent pas dans une forme que l’on pourrait croire figée de deux strophes, ils reviennent inlassablement sur un battement fidèle au sang mystérieux, si bien caché plus les mots cherchent à s’adresser à sa lumière.
« Je sais que j’ai rendez-vous
Sur l’étroit chemin de ronces
Ton regard parmi les haies
Me suivra sans que je voie
C’est en haut de la montée
Qu’apparaîtra ton visage
Dans la folie d’un brasier
Où mon cœur disparaîtra » (8)
L’homme n’est pas seul au bout de son destin, et me vient alors un désir de communion (tant la pluralité des voix demeure indivisible d’un Tout,) de montrer d’autres éclats merveilleux, de saluer certaines pièces de Jean Grosjean parues en 2005, un peu avant la disparition de ce poète. Par exemple:
« Fin de l’hiver, sérénité du soir.
Pas de tiédeur mais la froidure a fui.
La lumière en suspens s’estompe à peine.
On voit glisser au fond de l’avenue
Des ombres de passants qu’on n’entend guère.
Ce n’est pas l’heure encor des lampadaires
Mais tu es là dans ta beauté précaire
Et mon partage est d’être aimé de toi. » (9)
Ou:
« Si bas soit le soleil et longue l’ombre
Le jour qui m’est donné s’entête encore.
Si je m’adresse à vous, à toi du moins
Puisque les autres se sont tus, eh bien
Dis-moi pourquoi ma vie déjà s’éloigne
Comme un cours d’eau s’en va sous les tilleuls
Avec le seul baiser d’adieu des feuilles. » (10)
Une image du tilleul, notons la…une silhouette suivant le temps, et que l’on retrouvera plus loin…
Ce que nous confient Jean Grosjean ou Gérard Bocholier, c’est qu’il existe une source inépuisable et sereine au-delà des éclats, des apparences; et que le regard poétique franchit des limites brisant l’apesanteur. Bocholier précise récemment qu’au niveau de l’écriture elle-même, « chaque psaume n’est qu’une petite marche de l’escalier mouvant que l’on doit s’efforcer de monter en direction de la vie éternelle. Et d’abord, monter d’un ou deux degrés en soi-même… » (11) C’est là tout le paradoxe de la condition de l’homme et de son âme, de la proximité et de l’éloignement parmi les symboles, d’un territoire sur terre que le rêveur affectionne tant, et puis d’un élan aérien mais aussi composé d’ombres, d’une réalité dramatique. Qu’est-ce qu’on nomme « disparition »? « Le râle traverse le mur, secoue le silence de la chambre voisine, jette ce langage noir de solitude, tout au bout. Je reste immobile, derrière la porte, sans comprendre. C’est comme un avertissement qui me parvient, du plus lointain des mondes, à moi, le plus jeune et le plus vivant. » (12)
« O mort je ne veux garder
Que le plus inépuisable
Mon amour comme le sable
Que vient rechercher la mer » (13)
Dans Lèvres, recueil poignant paru en 1983 aux éditions Rougerie et dédié à la mère de l’auteur, après « Qui appelle/Derrière la paroi…/L’eau noire coulant/De chaque côté des lèvres » (p.9) et « Derrière l’écorce/La question/Toujours nous reste…/La question enfin nue/Sous le bâillon funèbre » (p.15) on peut lire: « Dieu sait le chemin/Aux lacunes des lampes » (p.43).
L’auteur rappelle encore qu’en tout vrai poète un mystique demande la parole pour que l’emporte le « déluge de lumière », cependant un lieu d’élection -celui de l’enfance- ne s’efface pas. La chair de l’homme semble habitée par un empire intime et bien réel. Chez Gérard Bocholier il s’agit d’un espace arpenté dans le Puy-de-Dôme. Il y est né, y vit encore. Je dis ceci car le Village emporté, paru lui aussi récemment en 2013, exprime admirablement la richesse d’une création que le poète a la vocation d’observer, de parcourir inlassablement parce qu’il est là pour louer en écrivant jusqu’à émouvoir, au fond sans trop savoir pourquoi. D’autres jouent d’un instrument ou peignent. Lui suit un langage tellement enraciné dans son existence -et tellement mystérieux- qu’il regarde sans comprendre, au bout des doigts, cette encre changer de couleur. L’humain est au centre de sa toile murmurante. En 2000, des veilleurs étaient apostrophés:
« Veilleurs voyez combien peu pèse
Notre chair aux doigts des ténèbres
Et notre cœur combien muet
Qu’on réveillera tout à l’heure » (14)
Chez Gérard Bocholier -tout comme chez Pierre Reverdy auquel il a consacré un essai- si les initiales s’enfoncent dans un tilleul au « parfum blond » qui finalement « triomphe des pluies noires de la mort » (15), c’est parce qu’un amour propose une carte infinie; je dis bien propose et non pas impose car dans le poète, la parole se livre à un combat où le réel et le libre arbitre, quant à eux, parfois imposent des limites. Qu’est-ce que la liberté ? L’écriture poétique n’est pas une prière de dépouillement -vers la contemplation?- qui s’adresse directement à Dieu dans le secret du cœur. Comment se taire ? Comment accéder au silence inouï ? Dans l’œuvre de Bocholier, le personnage qui veille est bien présent.
« Et me voici
Guettant le bleu
Entre deux murs » (16)
Où va la vie d’un homme puisqu’il vient de son histoire liée au quotidien, aux éléments naturels ? Toujours le tilleul du temps, dès l’enfance:
« Le tilleul dépasse le toit
Sous la chambre
Il y a le cuvage et la vendange
Qui pique les yeux
A côté le couloir sombre
Et le profil haineux du roi
La nuit le plafond dégaine
Mille lames menaçantes » (17)
Le tilleul… de l’extérieur vers l’intérieur, ai-je envie de dire, que se produit-il donc ? … Des vers publiés en 1979... Le Village emporté de 2013 a-t-il changé dans les mots de l’homme ? Aujourd’hui, les psaumes pourraient bien masquer une silhouette apparue dans La Veille en 2000:
« Homme tenace
Homme qui marches
Tes pas perdus dans les pas
Comptés effacés
Fuyant l’ombre du passé
Qui veille sa lampe vorace » (18)
Il sera facile d’affirmer que toute vie s’inscrit dans un parcours très personnel avec une saison si profonde, si aimantée par un invisible courant que notre image, de l’enfance à la vieillesse, seule dans le miroir du monde où cette vie s’est déroulée, ressent quelque impudeur à s’offrir.
« Passages
Au tilleul béant
Dans le jardin qui décline » (19)
Pour moi, un dialogue profond se fait entendre. Je pense à un autre poème de Grosjean, à la photo d’un arbre - pourtant en plein jour- qui accompagne cet article. On ne s’étonnera pas du courant des images difficile à saisir par la simple analyse, car je crois que ce qui vibre a besoin d’autres couleurs que celles de l’analyse pour être senti, deviné.
« La brume est accoudée à des tilleuls,
Un merle chante, une feuille s’égoutte.
Le chemin ne sait pas où il s’en va,
Le temps non plus. Dieu se cache et se tait. » (20)
Gérard Bocholier ne craint pas d’affirmer que dans les psaumes il écrit « pour et avec Dieu», que « certains silences même y sont à l’œuvre, tournés vers Lui, qui seul peut les entendre. Des silences de veilleur quêtant la venue de l’indicible. » (13) Mais ce que je constate, c’est que l’heure des origines géographiques et familiales n’est jamais terminée, que le « Paradis » est aperçu, dernier mot du Village emporté. (Afin d’être tout à fait exact, il s’agit du mot « amour », à la fin de deux strophes adressées au village de Monton et à ses ombres.) Pour et avec les hommes, ai-je envie d’ajouter comme un ami finira toujours par sourire face au drame; car toute louange est présente si près des apparences malgré l’invisible, quand on vit justement la vie profonde, que la solitude ne cesse d’interroger la magie du langage afin de justifier le regard amoureux du créateur. Le poète reste fidèle à ce qui lui est offert en abondance.
« De la glaise entre des clous
Scelle encore deux brins d’herbe
Une paille sous la poutre
Jette de l’or dans les ténèbres
L’homme songe qu’il est aimé
L’important ne fut pas la suie
La goutte d’encre Le caillot de sang
Mais ce flux d’air toujours tremblant
L’appui du cœur sur la lumière » (21)
**
Références des citations:
1) Voix secrète, p.33; ed l’Arrière-Pays, 1995.
2) Voix secrète, p.34.
3) Voix secrète, p.18.
4) Voix secrète, p.9.
5) Lèvres, p.59; ed Rougerie, 1983.
6) Le Poème exercice spirituel, p.90, ed Ad Solem, 2014.
7) Psaumes du bel amour, p.47, ed Ad Solem, 2010.
8) Psaumes de l’espérance, p.92, ed Ad Solem, 2012.
9) Jean Grosjean, La rumeur des cortèges, p.32, ed Gallimard, 2005.
10) Jean Grosjean, La rumeur des cortèges, p46.
11) Psaumes de l’espérance, p.109.
12) Le village emporté, p.80, ed l’Arrière-Pays, 2013.
13) Psaumes de l’espérance,p.103.
14) Lueurs de fin, p.30, ed Rougerie, 2000.
15) Le village emporté, p.85.
16) Lueurs de fin, p.15.
17) Chemin de guet, p.40, ed Subervie, 1979.
18) La Veille, p.61; ed l’Estocade, 2000.
19) Lèvres, p.69; ed Rougerie, 1983.
20) Jean Grosjean, Arpèges et paraboles, p.11, ed Gallimard, 2007.
21) Voix secrète, p.15.
Dans le ton du Village emporté, on pourra lire Abîmes cachés (ed l’Arrière-Pays; 2010).
Les recueils suivants, quant à eux, sont beaucoup plus proches des Psaumes de l’espérance ou de ceux du bel amour:
- Belles saisons obscures, ed Arfuyen; 2012. (en particulier la dernière partie intitulée « chants du veilleur »)
- La Venue, ed Arfuyen, 2006.
- Chants de Lazare, ed L’Arrière-Pays, 1998.
Mais pour en finir vraiment avec les mots approchant ceux du poète, on pourra citer le poème:
« Le visage qui vient à moi en un sourire
Desserre les verrous et chante sur l’abîme,
Clairière traversée d’une douceur de pluie.
Comme elle tremble cette porte
Qu’on vient d’ouvrir sur la lumière!
Comme si, dans l’odeur montante du tilleul,
La frôlait l’image pure, encore invisible
Appelée avec l’aube,
Dans le jardin désert. »
( Terre prochaine, p.81; ed Rougerie, 1992.)