De la Galaure au bloc opératoire

Publié le 14 Mars 2014

~~ De la Galaure au bloc opératoire ou D’une danse avant la suspension de la conscience

Que représente une image réelle quand elle est perçue par l’œil et la sensibilité? Qu’est-ce qui l’habite ? Qu’est-ce qui relie le corps à l’esprit dans des conditions bien particulières ? Le poème n’est pas qu’un texte. Le 11 mars, je réussis, bien que très affaibli physiquement, à me faire conduire au bord de la Galaure. J’y découvris un pierrier présentant de beaux galets. L’un, en particulier, attira mon attention avec sa carapace où la nature avait laissé une écriture, sa moitié de forme ovale montrant l’intérieur cristallin. Je pris une dixaine de photos. Il y avait aussi les premières fleurs du printemps. Le ciel était couvert, il faisait un peu frais et j’avoue que je pensais sans cesse à l’intervention chirurgicale qui m’attendait le lendemain. Ce qui m’angoissait, c’était de perdre momentanément ma conscience, de ne rien pouvoir suivre de l’intervention, de ne pas savoir si j’en reviendrais. Quand j’avais pratiqué l’alpinisme puis la spéléologie, j’aurais pu, ne serait-ce qu’espace d’une seconde, me voir partir, mais là ? Car l’image accompagnée du mot est essentielle à ma conscience. Au bord de la rivière je photographiai comme en dehors de cet espace opératoire où l’on est bien plongé dans une forme de coma, où tout dialogue entre le regard de l’homme et lui-même a disparu, jusqu’au retour soudain à la lumière. Deux temps s’opposent. Celui qui opère n’est pas dans le même espace que celui qui subit l’opération. Donc je photographiais par désespoir, lucidité avant quelque échéance, me répétant pour la millième fois que ces galets ne savent rien du monde, eux non plus dans leur absence. Etais-je en train de projeter ma peur, ou ma fascination devenue comme aveugle ? Qu’étais-en train de demander ? Je cherchais toujours à VOIR. Toujours est-il que ce soir-là je montrai quelques clichés de galets à l’artiste Valérie Gaubert qui travaille si bien sur le minéral avec ses encres. Donc Valérie, découvrant justement le galet que je viens de décrire brièvement (on le voit sur la première photo qui accompagne cet article), s’enthousiasme et me suggère de « déchiffrer ce langage primitif absolument ». Alors je ne sais pourquoi ces quelques mots résonnèrent profondément en moi. Je crois que Valérie pensait aussi aux marques sur le sable, à la rivière, aux paysages traversés par le caillou au fil du temps car tout se tient dans l’univers, du grain de quartz à la source, de l’érosion à l’apparence que prend la matière. Le 12 mars, en me levant j’avais en tête ce petit coin de galaure où j’avais pris des photos, et je me sentais anxieux, certes, mais aussi plus profond que d’habitude. Ce fut en partant pour le bloc, étendu sur le brancard, que les images s’imposèrent davantage : je revoyais ces cailloux-là, leur forme, leur présence, oui ce bras de rivière, ces marques de rivage. Les images me rassuraient-elles ? Il est vrai qu’on m’avait donné un calmant, mais je ne pense pas que ce soit lui qui ait permis à ma rêverie de gagner en force. J’étais bien parti pour une ouverture des sinus, une correction du cartilage du nez, bref une tentative pour juguler une infection qui stagnait bien loin de toute source merveilleuse et poétique. On m’arrêta un instant dans un couloir. Devant moi, un autre brancard avec un patient. Derrière moi, encore un autre. Tous attendions la seringue de Morphée. Je fermais plus ou moins les yeux, assez amusé par l’ambiance des soignants du bloc venant, passant, repassant dans le couloir d’accès, s’interpellant dans un ambiance plutôt joyeuse, pleine de confiance, de consignes. On me parla, vérifia mon identité, je répondis. Et le chirurgien ORL passa lui aussi, me dit quelques mots sympathiques, puis : « Allez, on y va! » En effet, mon brancard reprit bientôt sa course et finit dans un bloc. Une grande fenêtre donnait sur le parc de la clinique, et à travers une enfilade de vitres, mais cette fois vers l’intérieur, on apercevait d‘autres salles. Je passai du brancard à la table étroite du bloc. On me borda, me coinça car je ne savais où placer mes bras. Je me souviens avoir engagé mes mains sous les fesses, puis les avoir retirées, comme un peu honteux. Le chirurgien entra et pendant qu’il ouvrait sa boîte à outils chirurgicaux, à ma gauche et à ma droite il y avait trois femmes -trois parques en bleu et masquées au seuil des ténèbres- sûrement l’anesthésiste et des infirmières. J’entendis de la musique classique. Je me sentais en confiance. Et j’avais toujours en tête les galets, la rivière, les fleurs sur la berge. Je vis que l’anesthésiste m’engageait une aiguille dans le bras, et très vite je sentis une certaine chaleur, comme inhabituelle. J’attendis deux secondes et je demandais « ça y est, je m’endors? » Le médecin attendit deux secondes à son tour et confirma tranquillement; mais déjà l’air se déplaçait, et avec lui des vagues de sable presque transparent, dans un ballet venant des angles et se renversant les unes les autres, et puis les galets en couleurs, le tout avec un bonheur qui exprimait parfaitement ce que j’essaie précisément de dire quand j’écris un poème à partir du minéral. Ce n’était pas le produit de l’anesthésie qui m’offrait ce décor, ce que je nomme « paysage intérieur » depuis longtemps : je répète que celui-ci ressemblait juste à ce que mentalement je poursuis quand j’écris, sauf qu‘à présent je le voyais les yeux ouverts. J’avais simplement mis en relation des images aimées, rencontrées la veille, et un travail chimique sur le cerveau. Evidemment, les vagues, avec beaucoup de bonheur, se précipitèrent dans le royaume le plus secret de moi-même. Je fus comme renversé par un nuage de sucre et de silence. Le reste se remit entre les mains de ce coma maîtrisé d’où l’on revient grâce à la science… tout le reste ? Non, puisqu’au réveil, et là encore grâce à la science qui a accompli des progrès spectaculaires dans le domaine de l’anesthésie, je revins encore plein de mes galets, de ma rivière, la tête ne me tournait pas, et l’on m’avait bel et bien opéré, et je retrouvais ma conscience ! Certes j’étais dans une salle de réveil, parmi une dixaine d’autres patients -que d’ailleurs je me mis à compter à voix haute- mais comme l’espace était lumineux, ouvert lui aussi sur une belle fenêtre, je revécus dans mes images de nature ! Je me souviens qu’une des infirmières m’a dit, juste avant que je m’endorme: « pensez à quelque chose d’ agréable. » Si elle ignorait à quel point j’étais déjà dans mon royaume, elle savait que l’image mentale aide à franchir la porte inconnue de l‘acte opératoire. De même l’art vit dans ce mouvement qui va du monde au cœur de l’homme. Pour moi il passe par la parole. Voilà pourquoi, au réveil de cette épreuve, je me suis mis à parler sans cesse, à poser mille questions aux soignants, et peu importait lesquelles, pourvu que j’affirme le retour aux mots, à ce qui les habite, c’est-à-dire l’émotion, la connaissance, et le désir, le plaisir de communiquer afin de témoigner d’une joie de vivre. Il est des circonstances où Le sentiment poétique devient un charme bien réel et magique. Entre un bras de rivière minérale et un coin mouvant de bloc opératoire où le rêve n’est qu’endormi, les images et le poèmes suivent la lumière.

De la Galaure au bloc opératoire

Rédigé par Régis Roux

Publié dans #curiosités poétiques...

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